Sur le chemin de l’humour :
exemples
Avant d’être capable de produire de l’humour, l’enfant doit y avoir été exposé et
avoir testé, manipulé, chacun des ingrédients.
Cette page présente des extraits tirés de nos corpus longitudinaux dans lesquels
nous avons pu identifier la présence et l’absence des composants essentiels au
développement de l’humour chez l’enfant.
Les pré-requis
Très tôt, le bébé possède des compétences fines telles que la reconnaissance de
la voix des parents, de leurs visages ou des phonèmes et de la prosodie de sa langue
maternelle.
C'est dans ce contexte familier que les capacités cognitives et
linguistiques de l’enfant se développent à partir d'imitations réciproques,
d'habitudes communes, de séquences d'activité qui s'organisent et s'enrichissent petit à petit.
Le faire semblant : du littéral au figuré
Anaé, 2 ans et 11 mois, le stylo et la bougie
Anaé est capable d’utiliser un objet, un feutre vert et de lui attribuer une fonction inhabituelle en le transformant dans le jeu en bougie. La ressemblance de forme est propice à cette adaptation qui illustre sa flexibilité cognitive et le développement de sa créativité, ingrédients nécessaires à la mise en place de l’humour.
Jeu sur les sons
Gustavo, 2 ans et le « carrão »
Cet extrait montre un exemple de jeu sonore entre Gustavo et son père. Gustavo répète après son père l’expression qui signifie « grosse voiture » en portugais, « carrão » et il en exagère la prosodie. Le père de Gustavo a exagéré la dernière syllabe afin de reproduire le bruit d’un moteur. C’est une onomatopée réalisée sur la deuxième syllabe/r + ao avec un contour intonatif en cloche. Gustavo reproduit l’exagération et le type de contour utilisé par son père. L’incongruité repose donc sur l’exagération, qui est reconnue par l’enfant et par le père. C’est parce que le père veut donner à manger à Gustavo (intention) qu’il tente et réussit à attirer son attention avec ce jeu. Il n’y a pas vraiment dans cette situation une envie de faire rire, mais plutôt de faire manger l’enfant d’une manière décontractée. On ne sait pas si l’enfant a assez de recul pour se rendre compte de cela. Il comprend le jeu et c’est ce qui l‘amuse en le rendant complice de son père. La connivence est marquée de manière multimodale par l’échange de regards entre le père et l’enfant, le sourcil du père que se lève, l’intonation qui monte, une atmosphère ludique.
Jeu sur le sens
Anaé, 3 ans et 8 mois, les œufs de Pâques
Anaé est en train de peindre des oeufs de Pâques. Aliyah lui demande si ce sont des oeufs au chocolat blanc ou noir. Puisqu'elle est en train de peindre un oeuf avec de la peinture jaune, Anaé répond «jaune», ce qui fait rire les adultes. Elle justifie alors sa réponse : «parce que c'est de la couleur jaune». Puis elle montre la peinture noire : «ou noir», et la peinture rouge «ou chocolat rouge» puis «chocolat vert», ce qui la fait rire. Les adultes proposent alors des parfums pour le chocolat vert (épinards, courgette, salade) et Anaé semble entrer dans le jeu en proposant à son tour «au caca boudin» pour le chocolat noir. Le comique réside, encore une fois ici, dans le décalage entre les représentations de l'enfant et celles de l'adulte. Pour Anaé, les adjectifs de couleurs sont à prendre au sens littéral, alors que pour les adultes, les couleurs «noir» et «blanc» associées au chocolat sont davantage à prendre au sens figuré, puisqu'elles définissent un type de chocolat et pas seulement une couleur. On voit ici comment les adultes amènent l'enfant à faire bouger ses représentations, en lui posant des questions («tu en as déjà mangé du chocolat rouge ?») ou en lui proposant des incongruités (le chocolat vert aux épinards).
Amusement, mais non partagé
Il y a très souvent un décalage entre l’enfant et l’adulte en raison
de l’asymétire de leur savoir, de leur statut, de leur expérience,
des catégories qu’ils ont construites pour analyser le monde qui les entoure.
Apprendre c’est faire bouger, développer les catégories au travers d’expériences
quotidiennes. Celles de l’enfant sont en constante réorganisation,
notamment grâce à ses échanges avec son entourage adulte qui l’amène à partager ses
valeurs, sa culture, son langage.
L’enfant s’amuse tout seul
Dans les trois extraits suivants, l’amusement de l’enfant repose sur la transgression des codes de bienséance.
Marina, 3 ans et 2 mois, « cacaboudin »
Comme plusieurs enfants à son âge, Marina s’amuse à dire des mots scatologiques. Mais la particularité de cet épisode est le fait que, sans le faire exprès, Marina se trompe et fini par faire un jeu de mots : « cacaboudin », « cacadoubain ». Sa mère ne semble pas vraiment rire de cette production, mais elle montre qu‘elle reconnaît l’incongruité produite et l’annonce. Elle aide Marina à faire cet exercice de recul et cela fonctionne : Marina s’en aperçoit et rit. Mais elle est la seule à rire (l’observatrice participe peut-être elle aussi puisque Marina regarde la caméra). Marina cherche à faire rire (intentionnalité) et en même temps, elle essaie de montrer aux autres qu’elle est bien une petite fille en train de construire une identité langagière bilingue (français, portugais brésilien) et qu’elle est capable de prononcer des sons spécifiques du portugais brésilien qui est sa langue faible.
Anaé, 2 ans et 6 mois : les poils sur le zizi d’Omer
Après avoir examiné leur chien, Omer, Anaé exprime son dégoût amusé en commentant sur la présence de poils sur son zizi (« berk, des poils ») et en riant. Sa mère réagit par une mimique de résignation compréhensive et use d’une stratégie de détournement pour changer de sujet en lui proposant de dessiner.
Anaé, 3 ans et 3 mois, rote
Cet extrait illustre un rire face à de l’inattendu, de incongru dans la situation. Anaé éructe en parlant, ce qui la fait rire «oh j'ai roté». Sa mère lui demande alors «qu'est-ce qu'on dit ?» mais Anaé ne semble pas avoir intégré le fait qu'il faille s'excuser dans ce genre de situation, en particulier dans le cercle familial. Cependant, elle en rit : à la fois en raison de la surprise, de l'inattendu, et du fait de la transgression d'une règle de bienséance.
L’adulte rit tout seul des productions de l’enfant
Anaé, 3 ans et 3 mois, et la langue espagnole
Anaé et sa mère sont en train de parler d'une amie de la famille, Maria,
qui parle l’espagnol. La mère demande à Anaé en quelle langue parlait Maria.
Anaé tire alors sa langue et la pointe du doigt, tout en répondant «dans celle-là»,
ce qui la fait rire et fait rire sa mère. Cependant, les rires de la mère et la fille
ne sont pas provoqués par les mêmes raisons :
Pour Anaé, on peut supposer que c'est le fait de tirer la langue, et donc de transgresser
les règles de bienséance, qui provoque l'amusement.
Pour la mère, c'est l'inadéquation de la réponse d'Anaé, due à sa méconnaissance de
la polysémie du mot «langue». L'enfant n'attribue au mot que son sens littéral,
l'associant à une partie de son anatomie et donc à un élément du monde concret et «palpable»,
n'ayant pas encore conscience du sens figuré faisant référence à un système de
signes verbaux. La mère va donc répondre elle-même à sa question, en précisant
que Maria ne parlait pas français, ce qu'Anaé confirme, mais qu'elle parlait espagnol,
parce qu'elle est espagnole.
Cet exemple illustre bien le décalage qui peut exister entre l'enfant et l'adulte, puisque la mère rit, mais pas pour les mêmes raisons que sa fille, cette dernière rit de la situation (le fait de tirer la langue) et se situe donc au premier degré. Le rire de la mère est quant à lui provoqué par le jeu de mots involontaire d'Anaé sur le double sens du mot «langue», et se situe donc davantage dans le «second degré».
Anaé, 3 ans et 8 mois, le mariage
Anaé est en train de regarder son cahier de vie et s'arrête sur une photo du mariage de ses parents, sur laquelle on voit plusieurs personnes. Lorsque sa mère lui demande qui s'est marié, elle répond que c'était le mariage de tout le monde, et commence à nommer les différentes personnes présentes sur la photo en les pointant du doigt. Nous avons, encore ici, un exemple d'humour involontaire de la part d'Anaé, puisque sa réponse fait rire les adultes, ce qui n'était pas délibéré. Sa représentation du monde et de ce qu'est un mariage n'est pas la même que celle des adultes, et c'est ce décalage qui fait rire ces derniers.
L’enfant rit tout seul des productions de l’adulte
Anaé, 4 ans et 5 mois, la tasse
Anaé et sa mère jouent avec la maison Playmobil. La mère sort des objets et
demande à Anaé de les nommer : une tasse, puis une carafe.
La mère demande : «une carafe ? pour mettre de l'eau dans la tasse ?»
Anaé rit et corrige sa mère : «non, du café. Tu sais qu'on boit pas de l'eau dans une tasse», puis,
suite à une question de sa mère, elle ajoute qu'on boit de l'eau dans un verre.
Dans cet extrait, la mère n'avait pas l'intention de faire de l'humour, mais Anaé a
interprété sa proposition de boire de l'eau dans une tasse comme incongrue, ce qui
l'a fait rire. La mère est entrée dans son jeu et a validé l'incongruité, même si
dans une représentation adulte, il n'est pas particulièrement incongru de boire de
l'eau dans une tasse. On voit bien ici que ce qui paraît incongru est ce qui transgresse
les codes habituels : dans les représentations de l'enfant, dans les catégories que ses
expériences du monde lui ont permis de se construire, on boit de l'eau dans un verre et
du café dans une tasse. Ses catégories sont plus restreintes que celles de l'adulte, et
ses expériences futures lui permettront de les faire évoluer.
Jeux de mots et savoirs non partagés
Anaé, 3 ans et 8 mois, les saucisses de doigt
Anaé est en train de couper des légumes pour préparer une ratatouille. Son père lui dit de faire attention «sinon il va y avoir des saucisses dans ta salade», puis il précise «des saucisses de doigts», ce qui fait rire l'observatrice mais pas l'enfant. L'humour du père repose ici sur une comparaison entre les doigts et les saucisses, d'abord implicite («des saucisses»), puis explicitée par l'ajout du complément du nom («des saucisses de doigts»), et donc sur le sens figuré et non le sens littéral. Anaé reprend son père en souriant : «c'est pas de la salade» et s'amuse donc de la confusion entre la salade et la ratatouille, et non du jeu sur les significations de son père. Anaé n'est donc pas encore capable de s'extraire de la situation et du sens littéral.
Anaé, 3 ans et 8 mois, poisson d’avril
Anaé raconte à sa mère qu'elle a fait une blague à la maîtresse pour le 1er avril en lui accrochant un poisson dans le dos. Lorsque sa mère lui demande avec quoi elle l'a accroché et lui propose «un clou», Anaé ne relève pas l'incongruité de la proposition et répond «un scotch». On voit dans cet exemple que l'humour de la mère reposant sur l'incongruité n'est pas encore accessible à l'enfant, soit en raison de ses connaissances (elle ne sait peut-être pas ce qu'est un clou), soit parce qu'elle est concentrée sur son récit et ne prête pas attention aux propos de sa mère.
Compétences métalinguistiques
Pour l’enfant, le langage est un moyen d’entrer dans les relations sociales.
A travers le langage, il pourra à la fois intégrer une société, internaliser ses
valeurs, y compris celles qui se réfèrent à la personnalité et au comportement,
participer et intervenir dans leur mise en place. On apprend par sa propre expérience,
mais surtout à travers d’autres discours, d’autres voix qui vont se manifester
dans le mouvement dialogique, dans la convergence et dans la rupture. L’enfant
s’approprie en dialogue l’humour insufflé par l’adulte. Et c’est dans ce mouvement,
dans cette circulation discursive qu’émergera le caractère singulier du discours
infantile et de ses énoncés humoristiques.
Anaé, 4 ans et 8 mois, blague
A la question de sa mère sur ce qu'est une blague, Anaé répond :
«c'est de dire quelque chose que n'est pas... dedans» et donne un exemple
à la demande de sa mère : «euh maman, t'as un éléphant derrière ton dos»
La mère surjoue l'amusement, ce qui incite Anaé à continuer ses
blagues et à réitérer avec Aliyah : «T'as un ours derrière toi».
A 4 ans et 8 mois, Anaé a donc développé des capacités métalinguistiques lui
permettant de définir un terme. Pour elle, une blague repose sur la tromperie :
il s'agit de faire croire à l'autre quelque chose qui n'existe pas,
ce qu'elle illustre par deux exemples construits sur le même schéma.
On produit du faux, de manière intentionnelle, en sachant que l'autre
sait que c'est faux, ce qui suppose d'établir une distance entre le réel et
le représenté. Cette capacité de faire semblant, qui se développe d'abord
dans l'action chez l'enfant, par le jeu, va ensuite se déplacer au niveau
linguistique.
A plus d’un an d’écart, on peut observer l’évolution des capacités d’Anaé à expliquer le comique de situation dans une scène du film Mr. Bean.
Anaé, 3 ans et 3 mois, M. Bean
La mère d'Anaé lui demande de raconter à Aliyah le film qu'elles ont regardé
la veille, Mr Bean. Anaé raconte alors une des scènes comiques du film, lorsque
le personnage principal, Mr Bean, se fait servir des huîtres dans un restaurant
français et, écoeuré, les fait tomber une à une dans le sac de sa voisine.
Lorsque le téléphone de cette dernière sonne, elle le cherche dans son sac et
se met à crier.
Si Anaé a bien compris que cette scène était drôle, elle peine à expliquer
pourquoi et ne semble pas avoir conscience que son interlocutrice, Aliyah,
ne partage pas les mêmes connaissances. En effet, elle dit «il met les huîtres
dans le sac de la dame», sans introduire ni le cadre, ni le personnage de la dame,
l'utilisation de l'article défini laissant en principe supposer que le référent
est déjà connu. La mère intervient alors pour aider Anaé à construire son récit,
en précisant le cadre (Mr Bean est au restaurant, il mange des huîtres mais
il aime pas ça). Anaé explique alors que Mr Bean met les huîtres dans le sac
de la dame et que le téléphone de la dame a sonné. A ce moment, Aliyah
manifeste par une exclamation qu'elle anticipe la scène suivante, ce qui
fait sourire la mère et la fille. Anaé tente alors une explication,
tout en souriant et en accompagnant son discours d'un geste de la main
semblant souligner l'évidence : «c'est normal, y avait les huîtres dedans».
Aliyah réagit alors par une exclamation de dégoût, et Anaé l'accompagne par
une grimace.
Il est assez difficile ici de savoir ce qu'Anaé a compris et ce qui l'a
fait rire dans cette scène. L'humour repose ici sur le comique de situation
mais une partie de la scène reste implicite et repose sur les connaissances
générales des spectateurs. En effet, on entend le téléphone de la dame sonner,
on la voit mettre la main dans son sac, et on doit alors supposer qu'elle va y
trouver les huîtres que le héros a dissimulées sans qu'elle le voie, ce qui est
confirmé par son cri à la fin de la scène.
Et plus d'un an après, ...
Anaé, 4 ans et 8 mois, Mr Bean
Anaé raconte la même scène à Aliyah et sa fille
Yona en souriant : «il aimait pas les huîtres alors il les mettait dans
le sac de la madame, après le téléphone de la madame il a sonné et la madame,
elle était en train d'ouvrir son sac et puis après elle a crié». La scène
est mieux située (la raison du geste de Mr Bean est donnée) et l'implicite
n'est pas explicité, comme si le comique de cette situation allait de soi,
pour Anaé mais aussi pour ses interlocuteurs. On peut donc en déduire qu'elle
est consciente de l'incongruité de la scène, et également capable de se représenter
l'implicite.
On est vraiment ici dans le comique de situation, certainement
l'un des premiers aspects de l'humour à être perçu par les enfants,
lorsqu'une situation est identifiée comme étant incongrue ou paradoxale.
Anaé a bien conscience de l'incongruité de mettre des huîtres dans un sac à main,
ce qui laisse supposer une certaine connaissance du monde.