Transmissions de règles


Ces rubriques reprennent les règles transmises par les parents au cours des dîners familiaux.

Les tours de parole

Au cours du repas, les parents peuvent avoir à réguler le temps de parole et à éviter les chevauchements des contributions interactionnelles des différents participants, lorsqu’ils estiment que ceux-ci rendent la communication impossible. Dans l’exemple suivant tiré du dîner 1 de la famille 8, la mère devient le chef d’orchestre de la parole familiale, ce qu’elle incarne en faisant des gestes des bras et des mains qui désignent les interlocuteurs.

*MERE : hé, si vous parlez en même temps. ‹les deux bras en l’air écartés›
*JUL : mais j(e) parlais et elle m’a coupé.
*MERE : oui, c’est vrai ; alors vas-y. ‹désigne le garçon avec ses deux index pointés sur lui alignés en parallèle›
*MERE : pendant qu’elle finit, tu parles et après elle parle. ‹elle garde d’abord les deux index sur son fils puis elle les dirige en direction de sa fille en faisant un geste circulaire en disant “elle finit” puis elle reporte son geste de pointage sur sa fille›
*MERE : oui.
*PERE : oui.

Parler et manger

Il est assez difficile de gérer les tours de parole durant les dîners puisque chaque membre de la famille allie deux activités qui impliquent la bouche et les mains : parler et manger. Dans la famille 8, absorbée par son récit, l’aînée des enfants (FAN) n’arrive pas à finir son entrée tant elle est occupée à dialoguer avec les autres membres de la famille. Or cela empêche la famille de continuer le repas puisque la règle est de passer au plat suivant tous ensemble. Sa mère intervient alors à plusieurs reprises pour orchestrer ces deux activités.

*MERE : bon tu t(e) dépêches, on t’attend là.
*FAN : tu m’as / tu vas m’acheter des Bensimon8 grises trente quatre.
*MERE : tu / tu arrêtes de parler et tu…
Un peu plus tard, sa fille n’ayant pas mangé davantage, sa mère intervient de nouveau :
*MERE : allez, mange la salade ! Dépêche-toi.


Le retard de leur fille devient si important que son père lui vient en aide pour que le repas se déroule de manière plus synchrone, alors que FAN essaie de raconter le film Charlie et la chocolaterie et que sa mère, prise par le récit, en oublie son rôle de chef d’orchestre.

*PERE : allez termine. ‹désigne l'assiette de sa fille de l'index›
*FAN : ben, Willy_Wonka c’est celui qui a la grande chocolate@s factory@s. ‹fait un geste des mains›
*PERE : d’accord.
*MERE : c’est l(e) méchant (…) ou gentil ?
*FAN : j(e) sais pas.
*MERE : ni l’un ni l'autre.
*FAN : il est en même temps pas très sympa.
*PERE : allez.
*FAN : en même temps.
*JUL : xxx .
*MERE : allez, arrête de parler et mange.
*MERE : tu nous diras après.


Les parents coopèrent donc pour que les deux activités qui constituent le dîner familial s’articulent de manière aussi harmonieuse que possible sans que cela n’empêche les enfants de s’exprimer. Les enfants sont guidés par les parents tandis qu’ils apprennent à coordonner l’activité conversationnelle avec la consommation d’aliments. Cette transmission explicite des pratiques commensales les invite à devenir eux-mêmes des praticiens autonomes du dîner familial, qu’ils pourront à leur tour transmettre quand ils deviendront chargés de famille.

Manger tous en même temps

Il n’est pas toujours évident pour tous les membres de la famille de synchroniser leurs rythmes pour adopter ensemble celui de la commensalité.

En appelant tout le monde à table, la mère remarque que GAB, son fils le plus jeune, est déjà assis et qu’il a commencé son entrée sans attendre les autres :

*MERE : à table !
*MERE : ah ben ça y est, GAB il a direct attaqué lui.


La mère et le père adoptent une attitude positive vis-à-vis de l’attitude du petit, et semblent l’encourager dans cette initiative. Mais quand il s’exclamera un peu plus tard: moi ‹crie› j'ai dé(jà) / j'ai déjà ter(miné) / terminé , le positionnement de la mère vis-à-vis du jeune enfant (GAB) change. Elle lui répond sur le ton du reproche : ben oui, mais nous on n’a même pas commencé, nous .
Dans ce passage, deux règles du repas sont en conflit pour GAB : d’une part l’objectif de finir son assiette, de l’autre la règle de la commensalité et de la synchronisation des participants. Les parents encouragent l’enfant qui manifeste son enthousiasme à manger et semble ainsi tout disposé à finir son plat : cet aspect «quantitatif» constitue l’un des aspects du «bien manger». En revanche, la petite réprimande de la mère transmet à l’enfant l’idée que les objectifs individuels (bien manger, finir son assiette), ne doivent pas être réalisés aux dépens de l’objectif collectif de commensalité.
«Bien» manger, c’est aussi savoir attendre les autres pour manger ensemble.

Manger tous la même chose

On remarque que la plupart des membres des familles de notre corpus français mangent tous les mêmes plats, contrairement à un grand nombre des familles américaines du corpus CELF de UCLA.

Manger de bonnes choses

La consommation de fruits et de légumes dans nos familles françaises est qualitativement et quantitativement plus importante que dans les familles américaines filmées par les chercheurs de UCLA.